Dans le monde feutré des financeurs de la Silicon Valley, l’échec est devenu une sorte de badge d’honneur. Il faut montrer ses victoires, mais aussi ses revers. Non pas l’échec catastrophique qui ruine, mais plutôt l’échec méthodique qui enseigne. C’est sur cela que repose leur philosophie : plutôt que chercher l’entreprise parfaite à financer, ces acteurs multiplient les paris calculés.
Pour ces venture capitalists (VCs), ces investisseurs professionnels qui financent les startups, mieux vaut miser 1 million sur 100 entreprises que 100 millions sur une seule. Expérimenter, prendre des risques, cela peut sembler du gaspillage, c’est en réalité de la gestion de risque sophistiquée.
Les venture capitalists, ou comment industrialiser l’échec
Les venture capitalists (VCs), partis des États-Unis, sont aujourd’hui bien insérés dans le tissu économique européen et asiatique. Le plus célèbre d’entre eux est certainement Sequoia Capital, qui a financé Apple, Google, WhatsApp et quantité d’autres sociétés tech à succès. Un autre poids lourd est Andreessen Horowitz (dit “a16z”), fondé par Marc Andreessen, créateur de Netscape, l’ancêtre des navigateurs web.
La philosophie de l’échec et de la gestion de risque
Leur étiquette de “capital-risqueur” correspond parfaitement à ce qu’ils font. Ils savent que sur 100 tickets d’investissements, à peu près 90 échoueront complètement, 9 survivront péniblement, et 1 deviendra une “licorne” – une entreprise valorisée à plus d’un milliard de dollars. Et cette unique réussite compensera très largement les 99 autres.
Après avoir dominé le web dans les années 2000, puis les applications mobiles dans les années 2010, les VCs ont trouvé leurs nouveaux terrains de jeu : les cryptomonnaies et l’intelligence artificielle (IA). Les cryptomonnaies, rappelons-le, sont des monnaies numériques qui fonctionnent sans banque centrale.
Les cryptomonnaies et leurs “préventes”, nouvel eldorado du capital-risque
Le Bitcoin, créé en 2009, utilise la blockchain, un grand livre comptable partagé entre des milliers d’ordinateurs, impossible à falsifier. Dans son sillage sont nés Ethereum, Solana, Avalanche, et quantité d’autres réseaux qui tentent d’apporter une solution 3.0 à la finance, au stockage de fichiers, à la téléphonie et même à la recherche scientifique.
Ce qu’il faut savoir, c’est que les projets crypto/tech ont inventé leur propre méthode de levée de fonds : on appelle cela une prévente ou une “ICO” (initial coin offering) dans le jargon. Au lieu de vendre des actions, ils vendent des “tokens” – des jetons numériques qui donnent accès au futur service. Ici, les particuliers participent en même temps que les VCs, chose impensable pour financer une jeune pousse tech traditionnelle !
C’est tout l’intérêt de la crypto et qui explique l’engouement du grand public pour savoir comment acheter la crypto en prévente. Pour remettre un peu de contexte, le boom des préventes a commencé en 2017-2018, et il n’est pas retombé depuis. Quasiment tous les grands projets crypto passent par là.
Expérimentation et convergence de secteurs émergents
Là où les choses deviennent intéressantes, c’est lorsque des expérimentations réussissent rejoignent des domaines bien établis. Nous avons parlé de cryptomonnaies. Justement, les cryptomonnaies, que l’on pensait cantonnées à la marge et ennemies du système bancaire traditionnel, sont en train de redéfinir les bases de la finance mondiale.
Plus précisément, il est possible que dans 20 ans, les Bourses d’actions traditionnelles, les transferts d’argent par-delà les frontières, les paiements au commerce, etc. utilisent toutes la blockchain et les cryptos – du moins à la manière des gouvernements. C’est ce qui arrive avec le fameux euro numérique, qui n’est autre qu’une cryptomonnaie de banque centrale ou “MNBC” (monnaie numérique de banque centrale).
Revenons un moment sur le fonds a16z de Marc Andreessen et son portefeuille de startups financées. Le fonds a investi dans plus de 50 projets crypto depuis 2018. La plupart ont disparu ou végètent. Mais Coinbase, leur pari principal, vaut aujourd’hui 80 milliards de dollars. Longtemps cantonnée au rôle d’échangeur de cryptos (acheter et vendre), Coinbase est en train de devenir un géant.
C’est elle qui gère les dépôts en crypto de plusieurs acteurs historiques de la haute finance comme BlackRock, Fidelity. C’est encore elle qui gère les cryptos du gouvernement US. C’est encore elle qui co-gère le dollar synthétique USDC, l’une des plus importantes cryptos du marché.
Et pourtant, il n’y a même pas deux ans, elle courrait le risque d’être mise hors-jeu par le gendarme financier américain, la SEC. Une plainte déposée à l’été 2023 (finalement retirée récemment), quasiment au même moment que son concurrent Binance qui, lui, repartira avec une amende record de plus de 4 milliards de dollars et la prison pour son fondateur… Là encore, une combinaison d’expérimentation et de risque très élevé, qui finit par payer !
Google et son “cimetière de projets”
Vous avez certainement déjà entendu parler du fait que Google a tué plus de produits que la plupart des entreprises n’en lanceront jamais. Google+, leur réseau social censé concurrencer Facebook. Google Glass, les lunettes connectées à 1500 dollars finalement abandonnées… avant que Meta et ses Ray Ban n’arrivent. Google Wave, qui devait réinventer l’email. Stadia, leur plateforme de jeu en streaming. La liste est longue, presque embarrassante.
Pourtant, cette hécatombe est en quelque sorte délibérée et fait partie de la culture du groupe. Google applique en interne la logique des VCs : multiplier les expérimentations pour maximiser les chances de tomber sur la prochaine révolution. Larry Page, co-fondateur de Google, l’a formulé ainsi : “Si vous n’échouez pas assez souvent, c’est que vous ne prenez pas assez de risques.”
Leur méthode la plus célèbre est la règle des 20%. Chaque employé Google peut consacrer un jour par semaine à un projet personnel, sans autorisation nécessaire. Cette liberté organisée a donné naissance à Gmail (Paul Buchheit voulait un email avec recherche intégrée), Google News (Krishna Bharat voulait agréger les actualités post-11 septembre), AdSense (qui génère aujourd’hui des milliards de revenus !).
Conclusion
Le processus de sélection est darwinien. L’intelligence de Google est de recycler les échecs. Rien n’est vraiment perdu, tout est composté pour nourrir la prochaine tentative. La technologie de collaboration temps réel de Google Wave se retrouve désormais dans Google Docs. L’expertise en réalité augmentée de Glass sert maintenant dans les Google Lens. Les serveurs de Stadia alimentent d’autres services cloud.
Cette philosophie d’expérimentation massive explique la domination continue de Google. Pendant que leurs concurrents peaufinent leurs produits existants, Google teste déjà 50 nouvelles idées. La plupart échoueront. Mais il suffit d’un YouTube, acheté pour 1,65 milliard et valant aujourd’hui 200 milliards, pour justifier tous les Google+ du monde.